Le voyage du Pèlerin (Livre complet) (Page 24 / 24)
Chap. 23 – L'Ami du monde, l'Ami de l'argent et le Rapace
Faux raisonnements du monde au sujet des concessions qu'on peut faire aux hommes; abominations de ces calculs.
Ici je vis que le Chrétien et l'Espérant le laissèrent et commencèrent à aller de l'avant, assez loin de lui. Toutefois, comme l'un d'eux se retourna, il aperçut trois hommes qui suivaient Intérêt personnel. Lorsqu'ils furent assez près de lui, il se baissa avec beaucoup de respect pour les saluer, et eux aussi le complimentèrent à leur tour. Les noms de ces personnes étaient l'Ami du monde, l'Ami de l'argent et le Rapace, tous trois fort connus d'Intérêt personnel, parce qu'ils avaient été camarades d'école dès leur jeunesse, sous un maître nommé l'Avide, au pays de l'Avarice. Ce maître d'école leur avait enseigné l'art de s'approprier une infinité de choses, ou par force, ou par flatterie, ou par ruse, ou par mensonge, ou même enfin sous l'apparence de la piété. Et ces quatre camarades d'école avaient si bien profité dans cet art par les soins de leur maître, que chacun d'eux était capable de l'enseigner aussi bien que lui.
Après donc qu'ils se furent salués réciproquement, l'Ami de l'argent dit aux autres: - Qui sont ces hommes là devant nous? (Car le Chrétien et l'Espérant n'étaient pas encore si loin qu'on ne pût les voir).
Intérêt personnel - Ce sont deux hommes d'un même pays qui marchent à leur manière.
L'Ami de l'argent - Ah! Pourquoi ne nous attendent-ils pas, afin que nous puissions aussi jouir de leur bonne compagnie? Car je pense qu'eux et nous, et vous aussi, Monsieur, nous avons le même but.
Intérêt personnel - Il est vrai, mais ces hommes qui marchent devant nous sont si rigides, si attachés à leurs sentiments, et ils ont tant de mépris pour ceux des autres, que, quelque piété qu'ait un homme, s'il ne se conforme pas en tout à leurs principes, ils rompent d'abord toute communication avec lui.
Le Rapace - Cela ne vaut rien. Ce sont ces sortes de gens qui veulent être trop justes. Leur humeur sévère fait qu'ils jugent et qu'ils condamnent tout ce qu'ils ne font pas eux-mêmes. Mais, je vous prie, en quoi et en combien de points différiez-vous?
Intérêt personnel - Ils veulent, selon leur opiniâtreté, qu'il soit notre devoir de poursuivre notre voyage en toute saison et quelque temps qu'il fasse; et moi j'attends toujours le temps propre et le vent favorable. Ils risquent pour Dieu tout ce qu'ils ont à la fois; moi j'use de circonspection et je mets tant que je puis mes biens et ma vie en sûreté. Ils sont inébranlables dans leurs sentiments, lors même que tout le monde serait contre eux; quant à moi, je me ménage dans les affaires de religion, selon que le temps et mon avantage le requièrent. Ils s'appliquent à la piété, lors même qu'elle est exposée à l'opprobre et au mépris; moi, je ne m'y attache que lorsqu'elle est en honneur.
L'Ami du monde - Tenez-vous ferme à ces principes, mon cher ami Intérêt personnel; car, pour moi, je tiens ceux-là pour des fous qui, ayant la liberté de conserver leurs biens et leur commodité, sont assez dépourvus de sens pour vouloir tout perdre. Soyons prudents comme des serpents: le meilleur est d'amasser pendant l'été, comme les abeilles qui demeurent tranquilles tout l'été et ne sont occupées que lorsqu'elles peuvent commodément ses procurer des avantages. S'ils veulent être assez fous pour voyager sous la pluie, laissons-les faire. Pour nous, attendons le beau temps. Lorsque l'on peut accorder la religion avec la conservation des biens que Dieu nous donne dans sa bonté, c'est alors qu'elle m'accommode le mieux, et c'est ainsi qu'il faut prendre la chose; car lorsque Dieu nous a départi des biens de cette vie, il veut aussi que nous les conservions pour l'amour de lui. Job dit que les gens de bien donnent l'or pour de la terre (ou qu'ils amassent l'or comme la poussière). Il ne faut donc pas être comme ces gens qui sont là devant nous, s'ils sont tels que vous les dépeignez.
Le Rapace - Je pense que nous sommes tous du même sentiment à ce sujet, et il est inutile d'en parler davantage.
L'Ami de l'argent - Vous avez raison; car celui qui ne veut suivre à cet égard ni l'Ecriture ni la droite raison (qui, comme vous voyez, sont pour nous), ne mérite pas seulement d'être écouté.
Intérêt personnel - Mes frères, nous voici tous réunis. Permettez-moi, pour notre édification mutuelle, de proposer cette question. Lorsqu'un homme, soit pasteur ou autre, trouve quelque occasion de faire un profit quelconque, en sorte cependant qu'il ne peut l'obtenir que par une belle apparence de piété, ou en faisant paraître plus de zèle qu'à son ordinaire pour quelque partie du service divin, je demande si un tel homme ne peut pas employer ces moyens pour parvenir à son but, et être avec cela un homme de bien?
L'Ami de l'argent - Je comprends cette question à fond, et je veux, avec votre permission, tâcher d'y répondre exactement. Premièrement, je la considérerai par rapport à un pasteur. Supposez qu'un pasteur vénérable qui a peu de revenu, à qui il se présente une place ou un bénéfice plus avantageux, et qu'il ait moyen de l'obtenir, mais à condition d'étudier davantage, de prêcher plus fréquemment et peut-être même de renoncer à quelqu'un des principes de la foi, parce que l'état de son troupeau l'exige ainsi. Je ne vois aucune raison qui puisse l'empêcher d'accepter la place qui se présente à lui. Et je ne crois pas qu'en cela il fasse la moindre brèche à sa conscience; car
- premièrement, s'il est naturel d'améliorer sa position (comme il l'est sans contredit), dès lors, la chose est permise et le docteur peut accepter le nouvel emploi sans consulter sa conscience;
- deuxièmement, le désir qu'il a d'arriver à une meilleure position l'oblige à prêcher, à étudier davantage et avec plus d'ardeur, et ainsi le rend plus homme de bien; par là-même, il développe mieux ses talents, ce qui est agréable à Dieu;
- troisièmement, en changeant quelque chose à ses principes pour s'accommoder à son peuple, il fait voir trois choses; qu'il sait renoncer à lui-même et à sa propre volonté, qu'il sait exercer son habilité pour en gagner quelques-uns et se faire à tous, selon le précepte même d'un apôtre, enfin qu'il est par conséquent des plus propres à exercer son emploi.
D'où je conclus qu'on en doit point condamner un pasteur qui change un bénéfice plus chétif pour un plus avantageux, ni conclure de là qu'il soit avare ou autre chose semblable. Mais plutôt, en tant qu'il a par là occasion d'exercer ses dons et sa science, on doit le regarder comme un homme qui suit sa vocation, et qui se prévaut sagement de l'occasion que Dieu lui met en main.
Pour ce qui concerne un artisan, supposer que ce soit un homme qui a peu de bien dans ce monde, mais qui peut, en faisant paraître de la piété, rendre son état plus heureux: épouser, par exemple, une femme riche, ou attirer plus de clients à sa boutique. Je ne vois aucune raison pour laquelle cela ne puisse se pratiquer légitimement; car
- premièrement, c'est une vertu d'être pieux, quel que soit le moyen qui y conduit un homme;
- deuxièmement, il n'est pas non plus défendu de s'enrichir, d'épouser par exemple une femme riche, ou d'attirer à soi beaucoup de clients;
- troisièmement, l'homme qui obtient ces choses par sa piété obtient un bien par un autre; ainsi, il y aura dans le cas supposé, des richesses, des bons clients, une femme riche, toutes choses excellentes par elles-mêmes, et acquise par la piété, qui est aussi excellente.
Par conséquent, il est permis d'embrasser la piété en vue d'obtenir ces avantages.
Cette décision de l'Ami de l'argent, sur la question proposée par Intérêt personnel, fut fort applaudie de tous. C'est pourquoi ils conclurent qu'il fallait y adhérer. Et comme ils s'imaginaient que personne ne pourrait la réfuter, et qu'ils remarquèrent que le Chrétien et l'Espérant n'étaient pas si loin qu'on ne pût les atteindre, ils résolurent unanimement de les attaquer avec cette question, d'autant plus que ces deux voyageurs avaient repoussé rudement Intérêt personnel. Pour cet effet, ils les rappelèrent, et eux, les ayant ouïs, s'arrêtèrent un moment pour les attendre.
Cependant il fut résolu que ce ne serait pas Intérêt personnel, mais l'Ami du monde, qui leur poserait la question, se flattant que la réponse ne serait pas si dure que celle qui avait été faite à Intérêt personnel.
S'étant donc approchés, après les civilités d'usage, l'Ami du monde posa la question au Chrétien et à son compagnon, les priant d'y répondre s'ils le pouvaient.
- Certainement, dit le Chrétien. Le moindre enfant, en matière de religion, pourrait sans peine répondre à cette question et dis mille pareilles; car
- premièrement, on ne doit pas suivre Christ pour avoir du pain, comme il est dit dans Jean 6 verset 26; combien plus donc est-ce une chose abominable de le suivre pour s'avancer par là dans le monde?
- deuxièmement, nous ne trouvons dans l'Ecriture personne qui ait suivi vos principes, si ce n'est des païens, des hypocrites, un magicien et un diable.
Des païens, car c'est ainsi que Hémor et Sichem, ayant formé des desseins sur la fille de Jacob et sur son bétail, et voyant qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'y réussir que d'embrasser, du moins à l'extérieur, la religion des Hébreux, dirent à leurs concitoyens: “Si vous recevez la circoncision, leurs biens, leur bétail et tout ce qu'ils possèdent nous appartiendra”. Ainsi la fille et les richesses de Jacob étaient ce qu'ils avaient en vue, et la religion n'était qu'un prétexte pour les obtenir. Lisez cette histoire dans le chapitre 34 du livre de la Genèse.
Des hypocrites, car voyez les pharisiens. Ils dévoraient les maisons des veuves sous le prétexte de faire de longues prières; et c'est ce qui aggravait leur condamnation devant Dieu.
Simon le magicien était aussi de ce caractère, car il désirait avoir le Saint Esprit pour gagner de l'argent; Mais le jugement qu'il entendit de la bouche de Pierre fut:
J'ai dit en quatrième lieu, un diable, car Judas, qui en était un, suivait les mêmes principes. Il avait l'apparence de la piété, il suivait Jésus Christ et témoignait de la charité pour les pauvres. Mais c'était à cause de la bourse et pour avoir ce qui était dedans, car, au fond, c'était un réprouvé, un fils de perdition.
Il est facile de voir que ceux qui deviennent pieux par amour pour le monde seront toujours disposés à renoncer à la piété, pour le même motif; car il est aussi certain que Judas regardait au monde dans ses pratiques de piété, qu'il est certain que ce fut pour le monde qu'il vendit sa piété et son Seigneur lui-même. C'est donc un sentiment païen, pharisaïque et diabolique, que l'affirmative de votre question, laquelle néanmoins je constate que vous avez embrassée. Mais votre salaire sera selon vos oeuvres.
A ces mots, ces hommes se mirent à se regarder fixement les uns les autres, sans qu'ils n'eurent pas un seul mot à répliquer, parce qu'ils étaient convaincus de la vérité des choses que le Chrétien venait d'avancer. Il se fit donc un grand silence. Intérêt personnel et ses compagnons s'arrêtèrent tout court et restèrent en arrière, tandis que le Chrétien et l'Espérant continuèrent leur chemin et les devancèrent d'assez loin, ce qui donna lieu au Chrétien de dire à son ami: - Si ces gens ne peuvent pas supporter le jugement d'un homme; comment pourront-ils subsister devant le jugement de Dieu? S'ils demeurent ainsi muets lorsqu'ils n'ont affaire qu'à des vases de terre, quelle sera leur confusion lorsqu'ils se verront exposés aux reproches leur fera le Dieu des vengeances devant les saints et tous les anges!