Les miracles
De toute ma vie, je n'ai rencontré qu'une seule personne qui ait prétendu avoir vu un fantôme. C'était une femme. Et la chose intéressante, c'était qu'elle ne croyait pas à l'immortalité de l'âme avant d'avoir vu le fantôme, et qu'elle n'y croit toujours pas après l'avoir vu. Elle pense avoir eu une hallucination. En d'autres termes: voir, ce n'est pas croire.
Tel est le premier point à souligner lorsqu'on parle de miracles. Nous pouvons faire les expériences les plus extraordinaires - jamais nous n'admettrons qu'il s'agit de miracles, si nous avons adopté un point de vue philosophique qui nie le surnaturel. Un homme peut prétendre avoir été témoin d'un miracle; mais il s'agit, en dernier ressort, d'un événement perçu par les sens. Et nos sens ne sont pas infaillibles. Nous pouvons toujours dire que nous avons été victimes d'une illusion. Et nous ne manquerons pas de le faire, si a priori nous ne croyons pas au surnaturel.
Que des miracles se produisent encore de nos jours ou non, là n'est pas la question. L'Europe occidentale a été si profondément marquée par le matérialisme en ce vingtième siècle qu'on a du moins l'impression qu'il ne s'en produit plus. En effet, ne nous méprenons pas. Si la fin du monde nous surprenait littéralement, telle qu'elle est décrite dans l'Apocalypse - si le matérialiste moderne voyait de ses propres yeux le ciel s'ouvrir et le grand trône blanc apparaître, s'il se sentait précipité dans l'étang de feu, il ne cesserait durant toute l'éternité, au fond de cet étang de feu, de considérer son expérience comme une hallucination, et d'y voir le symptôme d'une maladie mentale ou d'une lésion de son cerveau.
Non, l'expérience en soi ne prouve rien. Si quelqu'un se demande s'il est éveillé ou en train de rêver, aucun vécu ne saura dissiper son doute, étant donné que ce vécu peut faire partie intégrante de son rêve. L'expérience prouve ceci ou cela ou rien du tout, selon les préjugés que nous avons. Le fait que l'interprétation d'une expérience dépend de nos préjugés est souvent utilisé comme argument contre les miracles. On prétend que nos ancêtres, tenant le surnaturel pour certain et étant avides de prodiges, voyaient des miracles là où il n'y en avait pas.
Et en un sens, j'en conviens. Je pense que c'était tout le contraire de nous: si des miracles avaient lieu sous nos yeux, nos préjugés nous empêcheraient de les reconnaître comme tels; nos ancêtres, par contre, étaient parfois amenés par les leurs à voir le miraculeux là où il n'y en avait pas. Un peu comme le mari crédule qui croit sa femme fidèle alors qu'elle ne l'est pas, et le mari soupçonneux qui ne la croit pas fidèle alors qu'elle l'est - la question de sa fidélité, si elle se pose réellement, devant être réglée sur une tout autre base.
Mais il est une chose, souvent dite de nos ancêtres, que nous n'avons pas le droit de répéter, à savoir qu'ils croyaient aux miracles, parce qu'ils ignoraient les lois de la nature. Ceci est une absurdité. Lorsque Joseph découvrit la grossesse de sa fiancée, il «résolut de la répudier». Il s'y connaissait donc assez en biologie pour savoir qu'il pouvait considérer cette grossesse comme une preuve d'infidélité. Et lorsqu'il accepta l'explication de l'ange, il l'envisagea comme un miracle, précisément parce qu'il avait une connaissance suffisante des lois de la nature pour savoir que, dans ce cas précis, elles avaient été suspendues.
Quand les disciples virent Jésus marcher sur les eaux, ils furent terrifiés. Ils ne l'auraient pas été, s'ils n'avaient pas connu les lois de la nature et su que ce fait constituait une exception. L'homme qui n'a aucune notion de l'ordre qui règne dans la nature n'en remarque pas les écarts ; tout comme un illettré, qui ne comprend rien à la métrique d'un poème, ne se rend pas compte que le poète a donné libre cours à sa fantaisie.
Rien n'est merveilleux qui ne soit anormal, et rien n'est anormal tant que nous n'avons pas saisi la norme. Une ignorance totale des lois de la nature empêche la perception du miraculeux, tout autant, sinon plus, qu'un manque total de foi au surnaturel. Car, tandis que le matérialiste se doit au moins d'expliquer son rejet du miraculeux, l'homme qui ignore tout de la nature ne s'en aperçoit même pas.
L'expérimentation d'un miracle requiert en fait deux conditions. Premièrement, il faut croire en la stabilité normale de la nature, ce qui signifie qu'il faut reconnaître que les données fournies par nos sens reviennent en schémas réguliers. Deuxièmement, il faut croire à une réalité au-delà de la nature. Lorsque ces deux conditions sont remplies - et pas avant -, nous pouvons nous pencher objectivement sur les différents rapports, qui attestent que cette réalité surnaturelle ou extranaturelle a parfois envahi et perturbé les structures sensibles de l'espace et du temps qui constituent notre monde «naturel».
La foi en une telle réalité surnaturelle ne peut être elle-même ni prouvée ni réfutée par l'expérience. Les arguments en faveur de son existence sont d'ordre métaphysique, et me paraissent concluants. Ils pivotent autour du fait que nous ne pouvons ni penser ni agir dans notre monde naturel, sans présumer l'existence de quelque chose au-delà de ce monde, et même notre propre appartenance à ce quelque chose. Afin de penser, il nous faut assumer pour notre raisonnement une validité, qui n'est pas crédible si la pensée n'est qu'une fonction du cerveau, et le cerveau un sous-produit d'une série de processus physiques irrationnels. Afin d'agir, et cela en dépassant le niveau de la simple impulsion, il nous faut soutenir une validité semblable pour ce qui est de notre jugement du bien et du mal. Dans les deux cas, nous détenons un identique et troublant résultat. Le concept de nature lui-même est de ceux que nous avons atteints seulement tacitement, en nous accordant à nous-mêmes une sorte de statut surnaturel.
Si, ayant admis cela, nous ouvrons le dossier, nous sommes confrontés de tous côtés à des récits de faits surnaturels. L'histoire en est pleine - souvent dans les documents mêmes qui nous semblent dignes de foi, là où ils ne font pas état de miracles. Des missionnaires tout à fait crédibles en rapportent assez souvent. L'Eglise de Rome tout entière soutient d'ailleurs qu'ils n'ont jamais cessé de se produire. Au cours de conversations intimes, chacun d'entre nous aime à raconter au moins un épisode de sa vie qu'il qualifierait d'«étrange» ou de «bizarre».
Sans doute ne faut-il pas prendre trop au sérieux la plupart des histoires de miracles. Mais, comme chacun peut le constater en lisant les journaux, il en va de même pour la majorité des relations d'événements. Chaque récit doit être pris pour ce qu'il vaut. Mais écarter d'emblée le surnaturel comme la seule explication impossible est faire preuve de partialité. Il se peut, par exemple, que vous ne croyiez pas aux anges de Mons, parce que vous n'avez pas trouvé un nombre suffisant de personnes sensées affirmant les avoir vus. Mais, si vous en découvriez suffisamment, il me semble qu'il serait déraisonnable de n'y voir qu'un phénomène d'hallucination collective.
Nos connaissances en psychologie sont assez grandes pour savoir qu'une unanimité spontanée en matière d'hallucination est tout à fait improbable, et nos connaissances en ce qui touche le surnaturel trop limitées pour oser affirmer qu'une manifestation d'anges est tout aussi improbable. L'hypothèse d'une intervention surnaturelle est la moins invraisemblable des deux.
Quand l'Ancien Testament rapporte que l'invasion de Sanchérib fut stoppée par des anges, et qu'Hérodote affirme qu'elle le fut par des hordes de souris qui rongèrent les cordes de tous les arcs de son armée, un esprit ouvert penchera plutôt pour les anges. A moins d'être hostile à l'idée par principe, il n'y a rien d'intrinsèquement invraisemblable dans l'existence d'anges ou dans l'action qui leur est attribuée. Par contre, les souris ne font tout simplement pas ces choses.
Le scepticisme en vogue à propos des miracles de notre Seigneur n'est toutefois pas fondé primordialement sur le refus de croire en une réalité surnaturelle. Il est plutôt la résultante de deux idées qui, bien qu'étant estimables, ne me semblent pas moins fausses. En premier lieu, l'homme moderne a une aversion presque esthétique pour les miracles.
Admettant que Dieu puisse les faire, il doute qu'il les fasse. Violer ainsi les lois que lui-même a imposées à sa création lui semble arbitraire, maladroit, un effet théâtral juste bon pour impressionner les sauvages - un solécisme contre la grammaire de l'univers. En second lieu, bien des gens confondent lois de la nature et lois de la pensée, en s'imaginant que leur renversement ou leur suspension serait une contradiction dans les termes - comme si la résurrection des morts était une chose du même ordre que deux et deux faisant cinq.
Ce n'est que récemment que j'ai trouvé la réponse à la première objection. Dans George MacDonald d'abord, puis plus tard dans saint Athanase. Voici ce que dit ce dernier dans son petit livre Sur l'incarnation: «Notre Seigneur prit forme humaine et vécut comme un homme, afin que ceux qui s'étaient refusé à le reconnaître en sa qualité de maître et de gardien de l'univers soient amenés à reconnaître, au travers de ses oeuvres accomplies ici-bas dans un corps d'homme, que ce qui habitait ce corps était la Parole de Dieu. » Cela s'accorde parfaitement avec la remarque faite par Jésus au sujet de ses miracles : «Le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père.» La doctrine, telle que je la comprends, peut se résumer ainsi:
Il y a une activité de Dieu, qui se déploie dans toute la création, une activité globale que les hommes se refusent à reconnaître. Les miracles faits par le Dieu incarné, lorsqu'il vivait en tant qu'homme en Palestine, correspondent exactement à cette activité globale, mais la vitesse est réduite et l'échelle plus petite. Leur but était surtout d'amener l'homme, après qu'il eut vu la chose faite à petite échelle par le pouvoir d'une personne, à reconnaître, en la voyant faite à grande échelle, que le pouvoir par derrière est également celui d'une personne - en fait, de la même personne qui vécut parmi nous il y a deux mille ans. Les miracles sont en réalité la répétition en lettres minuscules de la même histoire écrite à travers le monde entier en lettres majuscules, trop grandes pour être déchiffrées par certains d'entre nous. De cette grande écriture, une partie est déjà visible et une partie est encore cachée.
En d'autres termes, certains miracles produisent sur le plan local ce que Dieu a déjà fait sur le plan universel, et d'autres ce qu'il n'a pas encore fait, mais fera un jour. En ce sens, et de notre point de vue humain, les uns sont des rappels, les autres des prophéties.
Dieu crée la vigne, et lui apprend à tirer l'eau à l'aide de ses racines et, par l'action conjuguée du soleil, à transformer cette eau en jus qui, en fermentant, acquerra certaines propriétés. Chaque année, de l'époque de Noé à nos jours, Dieu change ainsi l'eau en vin. Ceci, les hommes ne le voient pas. Soit qu'ils mettent, comme les païens d'autrefois, le processus sur le compte de quelque esprit fini - un Bacchus ou Dionysos - soit qu'ils en attribuent la causalité réelle et finale à des phénomènes chimiques ou autres, tous matériels et perceptibles à nos sens. Mais, lorsqu'à Cana Jésus change l'eau en vin, le masque est levé. Si ce miracle nous convainc uniquement que Jésus est Dieu, il n'aura fait que la moitié de son effet. Il n'aura produit son plein effet que si, chaque fois que nous passons près d'un vignoble ou que nous buvons du vin, nous nous souvenons que c'est l'oeuvre de celui qui participa au festin de noce à Cana.
Chaque année, d'un peu de blé, Dieu fait beaucoup de blé; la semence est jetée et se multiplie, et l'homme dira, selon la mentalité de son époque: «C'est Cérès», ou «c'est Adonis», ou «c'est le roi froment», ou encore «c'est la loi de la nature». Le gros plan, la traduction de ce prodige annuel est la multiplication des pains. " Là, le pain n'est pas fait à partir de rien. Il n'est pas non plus fait de pierre, comme le diable l'a vainement suggéré un jour à notre Seigneur. Un peu de pain devient beaucoup de pain. Le Fils ne fait que ce qu'il voit faire au Père. Il existe, en quelque sorte, un style de famille.
Les miracles de guérison se produisent suivant le même principe. Cela est parfois obscurci par notre tendance à entourer la médecine ordinaire d'une aura magique. Les médecins, quant à eux, voient les choses autrement. Ils savent que le magique n'est pas dans le médicament, mais dans le corps du malade. Leur rôle est donc de stimuler les fonctions naturelles du corps, ou de supprimer les obstacles. En un sens, bien que nous parlions pour plus de commodité de guérir une coupure, chaque coupure se guérit d'elle-même; aucune pommade ne fera repousser la peau sur la coupure d'un cadavre. La même énergie mystérieuse que nous appelons gravitationnelle, lorsqu'elle maintient les planètes dans leur orbite, et biochimique, lorsqu'elle guérit le corps, est la cause efficace de tout rétablissement. Et si Dieu existe, cette énergie, directement ou indirectement, est la sienne. Tous ceux qui sont guéris le sont par lui, le médecin de l'intérieur. Mais à un moment donné, il le fit de façon visible, homme à la rencontre de l'homme. Et l'organisme meurt là où il n'agit pas ainsi de l'intérieur.
C'est pourquoi, l'unique miracle destructif de Jésus est lui aussi en harmonie avec l'activité globale de Dieu. Sa main de chair tendue en une symbolique colère ne flétrit qu'un seul figuier ; mais aucun arbre ne périt cette année-là en Palestine - ni plus tard, quel que soit le temps ou le lieu - sans qu'il ait agi en conséquence ou plutôt suspendu son action.
Lorsqu'il nourrit la foule, il multiplia les poissons tout comme le pain. Observez les baies et les rivières. Cette fécondité grouillante et palpitante montre qu'il est toujours à l'oeuvre. Les anciens avaient un dieu nommé Genius - le dieu de la fertilité animale et humaine, l'esprit patronnant la gynécologie et l'embryologie, et protégeant le lit conjugal - le lit «génial», surnommé ainsi d'après lui. La multiplication miraculeuse des poissons révèle l'identité véritable de Genius, tout comme les miracles du vin, du pain, des guérisons dévoilent celles de Bacchus, de Cérès et d'Apollon - et le fait que tous ne font qu'un.
Et nous voici au seuil de cet autre miracle qui, pour une raison ou pour une autre, offense le plus la sensibilité moderne. Je peux comprendre l'homme qui rejette en bloc tout le miraculeux, mais que faire des gens qui admettent certains miracles, mais nient la naissance virginale? Malgré leur profession de foi dans les lois de la nature, ne croient-ils vraiment qu'en une seule d'entre elles? Ou bien voient-ils dans ce miracle un affront fait à l'acte sexuel, lequel est en voie de devenir la seule chose sacrée dans un monde profane? Pourtant, aucun miracle n'est plus significatif que celui-ci.
Que se passe-t-il normalement dans la procréation? Quel est le rôle du père lors de la conception? Une particule microscopique d'une substance de son corps vient féconder la mère; et avec cette particule microscopique il transmet éventuellement la couleur de ses cheveux ou la lèvre pendante de son arrière-grand-père, ainsi que la forme humaine dans sa complexe unité d'os, de tripes, de sinus, de coeur, de membres et de forme préhumaine, que l'embryon va récapituler dans le sein maternel. Dans chaque spermatozoïde se concentre toute l'histoire de l'univers; en lui est renfermée une bonne partie de l'avenir du monde.
Telle est la façon normale dont Dieu fait un homme - un processus qui prend des siècles : déclenché par la création de la matière, il se resserre en une seconde et en une particule au moment de la procréation. Et là, à nouveau, les hommes confondent les sensations que suscite cet acte créateur avec l'acte lui-même, ou alors ils l'attribuent à quelque être fini tel que Genius.
Or, voilà qu'une fois Dieu le fit directement, instantanément; sans spermatozoïde, sans les millénaires d'histoire organique qui sont derrière chaque spermatozoïde. Il y avait à cela, bien sûr, une autre raison. Cette fois-ci, il ne créait pas simplement un homme, mais l'homme qui se trouvait être lui-même: le seul vrai homme. Le processus qui aboutit au spermatozoïde a charrié au cours des siècles bien des dépôts indésirables; et la vie qui nous parvient par cette voie normale en est immanquablement souillée. Pour éviter cette corruption, pour donner à l'humanité un nouveau départ, Dieu a court-circuité en quelque sorte le processus habituel.
Un donateur anonyme m'envoie chaque semaine un journal athée. J'y ai lu récemment un article sarcastique selon lequel nous, les chrétiens, nous croyons en un Dieu qui commit un adultère avec la femme d'un charpentier juif. La réponse à cela est simple: si, en fécondant Marie, Dieu avait commis un adultère, il l'aurait commis alors avec toutes les autres femmes qui ont eu un enfant. Parce que, ce qu'il a fait dans un cas sans père humain, il le fait dans tous les autres, même s'il se sert d'un père humain comme instrument. Car, lors de chaque conception normale, ce dernier n'est que le véhicule - parfois involontaire mais toujours le dernier d'une longue lignée - d'une vie qui vient de la Vie suprême. Ainsi, la boue dont nos pauvres ennemis embrouillés, sincères et vindicatifs cherchent à couvrir le Très-Saint ne prend pas ou, si elle prenait, tournerait à sa gloire.
Voilà pour ce qui est des miracles qui opèrent, en petit et en accéléré, ce que nous avons déjà vu en grandes lettres de l'activité globale de Dieu. Avant d'aborder la seconde catégorie - ceux qui préfigurent certains aspects de son activité globale que nous n'avons pas encore vus -, il me faut prévenir un malentendu. Ne croyez pas que j'essaie de rendre les miracles moins miraculeux qu'ils ne le sont. Je ne cherche pas à prouver qu'ils sont plus plausibles, parce qu'entre eux et certains événements naturels il y a moins de dissemblance qu'on ne le pense. Non, je m'efforce de répondre à ceux qui prétendent qu'ils sont arbitraires, font un effet théâtral, et constituent une interruption absurde de l'ordre universel, tout à fait indigne de Dieu.
A mes yeux, ils gardent tout leur caractère miraculeux. Faire instantanément, avec du blé mort et cuit, ce qui ordinairement ne se produit que lentement, à partir de grains de blé vivants, est un miracle aussi grand que de changer des pierres en pains. Aussi grand, mais d'un genre différent. Voilà le point capital. Lorsque j'ouvre Ovideis ou Grimm, j'y trouve le genre de miracle que l'on peut qualifier de vraiment arbitraire. Des arbres se mettent à parler; des maisons se métamorphosent en arbres; des baguettes magiques font surgir des tables couvertes de mets succulents en plein désert; des navires deviennent des déesses; et des hommes sont changés en serpents, en oiseaux ou en ours.
Tout ceci est amusant à lire; mais au moindre soupçon que pareille chose aurait pu avoir lieu, le plaisir tournerait au cauchemar. Aucun miracle de cette sorte n'est rapporté dans les Evangiles. De tels faits, s'ils pouvaient se produire, prouveraient que des forces étrangères sont en train d'envahir la nature. En aucune façon ne faudrait-il y voir une intervention de la puissance qui l'a créée et la dirige de jour en jour. Les véritables miracles, par contre, sont l'émanation, non simplement d'un dieu, mais de Dieu - extérieur à la nature, non en étranger, mais en souverain. Ils annoncent la visite en notre ville non d'un roi, mais du Roi, de notre Roi.
La deuxième catégorie de miracles, dans cette perspective, prédit ce que Dieu n'a pas encore fait mais fera de façon universelle. Il a ressuscité un homme (l'homme qui était lui-même), parce qu'un jour il va ressusciter tous les hommes. Et sans doute pas uniquement les hommes, car, d'après certains indices dans le Nouveau Testament, la création tout entière sera délivrée de la corruption, et servira, une fois restaurée, à la gloire de la nouvelle humanité. La transfiguration et la marche de Jésus sur les eaux donnent un aperçu de la beauté des hommes que Dieu aura ramenés à la vie, et de la facilité avec laquelle ils triompheront de la matière.
La résurrection implique certainement un «renversement» de certains processus naturels, en ce sens qu'elle entraîne une série de changements, à l'opposé de ceux qui se produisent sous nos yeux. Une fois mort, le corps - matière organique - retombe graduellement dans l'inorganique, pour être finalement éparpillé et éventuellement assimilé par d'autres organismes. La résurrection serait le processus inverse. Ce qui ne signifie certes pas que chaque personnalité retrouvera exactement les mêmes atomes - et le même nombre d'atomes - qui constituaient son corps premier ou corps «naturel». D'une part, il n'y en aurait pas suffisamment; et de l'autre, l'unité du corps, dans cette vie même, n'est pas incompatible avec un remplacement lent et complexe des éléments qui le composent actuellement. Mais une chose est certaine : lors de la résurrection, une sorte de matière se constituera irrésistiblement en organisme, de la même manière que nous voyons celle d'à présent se décomposer. C'est un peu comme si l'on faisait tourner à l'envers un film qu'on a vu joué à l'endroit. Et, en ce sens, il s'agit bel et bien d'un renversement des lois naturelles.
Mais nous voici confrontés à une nouvelle question : un tel renversement est-il nécessairement incompatible avec elles? Sait-on que le film ne peut pas être joué à l'envers? En un sens, il est vrai que la physique moderne enseigne que le film ne peut jamais être projeté à rebours. D'après elle, comme vous le savez sans doute, l'univers est sur son déclin. Le désordre et les accidents se multiplient. Viendra un temps, pas infiniment éloigné, où le mécanisme de l'horloge s'arrêtera ou se disloquera, sans que la science puisse faire quoi que ce soit pour renverser la vapeur. Il dut y avoir un temps, pas infiniment éloigné, où le mécanisme fut remonté, même si la science ne connaît aucun procédé de remontage.
Il ne faut pas oublier que, pour nos ancêtres, l'univers était comme une image; tandis que pour la physique moderne, c'est une histoire. Si l'univers est une image, soit que ces choses y apparaissent, soit qu'elles n'y apparaissent pas ; dans ce cas-là, puisqu'il s'agit d'une image infinie, on peut les suspecter d'être contraires à la nature des choses. Mais, s'il est question d'une histoire, les choses se présentent différemment, surtout si celle-ci est inachevée. Or, l'histoire racontée par la physique moderne peut se résumer ainsi:
«Humpty Dumpty tomba. » L'histoire est incomplète, cela va de soi. Il dut y avoir un temps, antérieur à sa chute, où il était assis sur le mur. Et il devra y avoir un temps après qu'il aura atteint le sol. C'est un fait que la science n'a pas trouvé la technique pour le recoller une fois qu'il aura touché terre et se sera brisé. Mais elle ignore tout autant le moyen par lequel il a pu être mis à l'origine sur le mur. Et personne n'attend cela d'elle- Car toute science repose sur l'observation : or, celle-ci se limite à la période de la chute de Humpty Dumpty, parce que nous sommes nés après qu'il eut perdu sa place sur le mur, et nous aurons disparu bien avant qu'il n'atteigne le sol.
Mais conclure, d'après les observations faites pendant que l'horloge est en train de s'arrêter, que l'inimaginable remontage, qui a dû précéder ce processus, ne peut plus se répéter une fois celui-ci terminé, relève du dogmatisme pur et simple. La base du problème est que les lois de dégradation et de désorganisation, que nous voyons à l'oeuvre présentement dans la matière, ne peuvent pas faire partie de l'état ultime et éternel des choses. Si c'était le cas, il n'y aurait rien à dégrader ou à désorganiser. Humpty Dumpty ne peut tomber d'un mur qui n'existe pas.
De toute évidence, un événement extérieur au processus de chute ou de désintégration que nous considérons comme «naturel» n'est pas concevable. Si quelque chose ressort clairement des récits des différentes apparitions de notre Seigneur après sa résurrection, c'est bien que son corps ressuscité était totalement différent de celui qui était mort, et qu'il était soumis à des conditions de vie qui ne correspondaient absolument pas à celles qui nous semblent naturelles. Très souvent, il ne fut pas reconnu par ceux qui le voyaient; et il n'était pas lié à l'espace de la même façon que notre corps. Ses apparitions et disparitions soudaines font penser au fantôme de la tradition populaire; il insiste toutefois très fortement sur le fait qu'il n'est pas simplement un esprit, et procède à la démonstration que son corps ressuscité peut remplir les fonctions physiques, telles que le manger et le boire.
Le plus déconcertant dans cette affaire, c'est l'idée que nous nous sommes faite que passer au-delà de ce que nous appelons la nature - au-delà de nos trois dimensions et de nos cinq sens hautement spécialisés (et fort limités) -, c'est nous retrouver tout d'un coup dans un monde spirituel purement négatif, un monde où il n'y a ni espace ni sens d'aucune sorte. Je ne vois pas de raison de penser ainsi. Pour expliquer ne serait-ce qu'un atome, Schrôdinger exige sept dimensions; et si l'on nous donnait de nouveaux sens, nous découvririons une nouvelle nature. Il existe peut-être toute une série de natures superposées, chacune d'entre elles surnaturelle par rapport à celle d'en dessous, avant d'arriver à l'abîme du pur esprit; et être dans cet abîme, à la droite du Père, ne signifie pas forcément l'exclusion de toutes ces natures - mais peut-être une présence plus dynamique à tous les niveaux.
C'est pourquoi je pense qu'il est téméraire d'affirmer que le récit de l'ascension n'est qu'une simple allégorie. Je sais qu'il donne l'impression d'être l'oeuvre de gens qui s'imaginaient un En-Haut et un En-Bas absolus, ainsi qu'un ciel localisable quelque part dans les nuages! Mais cela revient à dire: «En supposant que l'histoire soit inventée, nous pourrions expliquer ainsi sa genèse. » Sans cette hypothèse, nous nous retrouvons «allant et venant dans des mondes dont on ne peut se faire aucune idée», sans la moindre probabilité - ou improbabilité - pour nous guider. Car, si cette histoire est vraie, un être ayant une forme corporelle - même si ce n'est pas la nôtre - s'est retiré, de par sa propre volonté, de la nature - le monde de nos trois dimensions et de nos cinq sens - pour pénétrer, non pas nécessairement dans un monde où il n'y a plus ni sens ni dimensions, mais plutôt dans le ou les mondes du suprasensible et du supradimensionnel. Et il a pu choisir de le faire graduellement. Personne ne peut, en tout cas, dire avec certitude ce que les spectateurs ont vu - ou n'ont pas vu. S'ils témoignent avoir vu un mouvement vers le haut, puis une masse indistincte, puis plus rien, qui sommes-nous pour juger cela improbable?
Je me vois contraint par le temps de conclure; je me contenterai donc d'évoquer brièvement la seconde catégorie de personnes dont j'ai promis de parler: ceux qui confondent lois de la nature et lois de la pensée, et pensent par conséquent que chaque écart serait une contradiction dans les termes, un peu comme un cercle carré ou encore deux et deux faisant cinq.
Ce genre de raisonnement sous-entend que l'intelligence humaine est capable de percer à jour les processus normaux de la nature, et d'expliquer le pourquoi de ses comportements. Car, bien sûr, si nous ne pouvons pas reconnaître pourquoi une chose est ce qu'elle est, nous ne pouvons pas non plus savoir pourquoi elle ne peut pas être autrement. Et, en fait, le véritable cours de la nature est totalement inexplicable. Je ne dis pas par là que la science ne l'a pas encore expliqué, mais qu'elle le fera peut-être un jour. Non, je dis que la nature même de l'explication rend impossible l'explication ne serait-ce que pourquoi la matière possède les propriétés qu'on lui connaît. Car l'explication, de par sa nature, est basée sur une foule de «si» et de «et». Chaque explication est formulée ainsi: «Puisque A, par conséquent B» ou encore : «Si C, alors D». Pour expliquer n'importe quel phénomène, il nous faut admettre que l'univers est une affaire qui marche, une machine qui fonctionne - mais de façon particulière. Puisque cette façon particulière de fonctionner est la base de toute explication, elle ne peut jamais être expliquée elle-même.
Nous ne voyons aucune raison pour laquelle la machine n'aurait pas pu fonctionner autrement. Affirmer cela, ce n'est pas seulement éloigner le soupçon selon lequel le miracle est une contradiction en soi, mais aussi confirmer l'exactitude de l'observation de saint Athanase, lorsqu'il trouva une ressemblance essentielle entre les miracles de notre Seigneur et l'ordre général de la nature. Tous deux mettent le point final aux tentatives d'explication par l'intelligence humaine. Si par «naturel» on entend ce qui peut être rangé dans une catégorie, soumis à une norme, mis en parallèle ou expliqué par référence à d'autres faits, alors la nature dans son ensemble n'est pas naturelle. Si par «miracle» on entend ce qu'il faut tout simplement accepter, la réalité irréfutable qui ne décline jamais ses titres et qualités, mais se borne à être, alors l'univers n'est qu'un grand miracle.
Attirer notre attention sur ce grand miracle est l'un des objectifs visés par les oeuvres terrestres du Christ: elles sont, comme il le dit lui-même, des signes.» Ceux-ci servent à nous rappeler que l'explication de faits particuliers que nous tirons du caractère arrêté, inexpliqué, presque opiniâtre de l'univers actuel, n'explique pas ce caractère lui-même. Ces signes ne nous détournent donc pas de la réalité; ils nous y rappellent - nous ramenant de notre monde de rêves fait de «si» et de «et» à l'actualité bouleversante de tout ce qui est réel. Ce sont les foyers lumineux, où plus de réalité devient visible que nous n'en percevons d'ordinaire en une fois.
J'ai fait mention du miracle du pain et du vin. J'ai expliqué comment, lorsque la Vierge conçut, Christ se manifesta comme le vrai Genius que les hommes adoraient longtemps auparavant, sans vraiment le connaître. Mais cela va bien plus loin. Le pain et le vin allaient prendre un sens plus profond, plus sacré pour les chrétiens, et l'acte de la conception allait devenir pour tous les mystiques le symbole de prédilection de l'union de l'âme avec Dieu. Ce n'était pas un accident. Car avec Dieu, il n'y a jamais d'accident. Lorsqu'il créa le monde végétal, il savait déjà quels rêves la mort et la résurrection du blé allaient provoquer, chaque année, dans l'esprit d'un païen pieux. Il savait déjà que lui-même devrait périr ainsi et revenir à la vie, et dans quel sens, englobant et transcendant la vieille croyance au roi froment, il dirait un jour: «Ceci est mon corps». Pain ordinaire, pain miraculeux, pain sacramentel qui, tout en étant distincts, ne sont pas séparables.
La réalité divine est comme une fugue. Tous ses actes sont différents, mais tous riment les uns avec les autres ou se répondent comme le cri et l'écho. C'est pour cette raison qu'il est si difficile de parler du christianisme. Dès que l'on se concentre sur l'une de ses histoires ou de ses doctrines, elle devient soudain comme un aimant : vérité et gloire viennent de tous les niveaux de l'existence et s'y précipitent. Nos ternes conceptions d'unité panthéiste et nos habiles distinctions rationalistes pâlissent toutes devant la texture sans couture et pourtant si variée de la réalité, devant la vitalité, l'intangibilité et les harmonies entrelacées de la fécondité multidimensionnelle de Dieu.
Mais si c'est là que réside la difficulté, c'est aussi là que nous trouvons l'un des fondements les plus fermes de notre foi. Considérer cela comme une fable, comme un produit de notre cerveau de la même manière que celui-ci en est un de la matière, reviendrait à croire que cette splendeur illimitée et harmonieuse est issue de quelque chose de bien plus petit et de bien plus vide qu'elle-même. Il ne peut en être ainsi. Nous sommes plus proches de la vérité avec la vision de Julienne de Norwich: Christ lui apparut, tenant un objet de la taille d'une noisette et disant: «Voici toute la création.» Et cela lui sembla si petit, si fragile qu'elle se demanda comment cela pouvait bien tenir ensemble.